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[Interview] Biens mal acquis : « L’argent de la restitution n’appartient pas à la France »

Après son combat pour la création d’un dispositif de restitution des biens mal acquis aux populations des pays d’origine des fonds, Sara Brimbeuf décrit le rôle de Tansparency International dans ce dossier et les tenants et les aboutissants de ce dispositif.

À l’été 2021, le dispositif de restitution transparente des biens mal acquis aux populations des pays d’origine des fonds était créé par la France. Ce dispositif était réclamé depuis une quinzaine d’année par des ONG, parmi lesquelles Transparency International France. Le ministre des Affaires étrangères d’alors, Jean-Yves Le Drian, estimait que « ce dispositif constitue un moyen très concret pour lutter contre les ravages de la corruption ».

Avant la création de ce dispositif, les fonds confisqués dans le cadre d’affaires de biens mal acquis étaient rattachés directement en recettes du budget général de l’État français. Désormais, il sera possible de redistribuer les fonds issus des ventes de biens mal acquis directement aux populations, indique Transparency.

Sara Brimbeuf, responsable du Plaidoyer Grande Corruption et Flux Financiers Illicites à Transparency International France, revient sur les termes du dispositif de restitution.

Le Journal de l’Afrique : Vous avez réclamé ce dispositif de restitution des biens mal acquis pendant une quinzaine d’années. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ?

Sara Brimbeuf : Près de 10 ans pour obtenir la création de ce mécanisme de restitution peut sembler long, mais c’est un délai habituel. Le plaidoyer, c’est-à-dire convaincre les décideurs publics d’écrire ou de modifier la loi, est un processus qui s’inscrit dans le temps long. Nous y sommes habitués : c’est le cœur de notre activité à Transparency France. Dès le dépôt des premières plaintes, en 2008, la restitution des avoirs était notre objectif principal. Nous avons commencé ce travail dans la foulée du lancement des procédures judiciaires. Il a fallu auditionner des experts internationaux de la société civile, de praticiens, tirer les enseignements des exemples suisses, américains ou britanniques, des pays disposant déjà d’une expérience en la matière, nous inspirer des principes instaurés à l’échelon international à l’occasion du Global Forum on Asset Recovery (GFAR) qui s’est tenu à Washington D.C. en 2017 pour élaborer nos propositions et réfléchir aux modalités pratiques de restitution. Il a fallu ensuite convaincre les décideurs, conseillers ministériels et hauts fonctionnaires des Ministères des Affaires étrangères, de la Justice et de Bercy, mais également des parlementaires. Outre la publication d’une série de rapports, nous avons organisé deux conférences dédiées à la question de la restitution des avoirs détournés – une à l’Assemblée Nationale en 2017 et la seconde au Sénat en 2019. L’enjeu était de convaincre les parlementaires et décideurs publics de la nécessité de créer un mécanisme de restitution, d’en dessiner les contours et de « mettre le sujet à l’agenda politique ». Le vote par le Sénat en 2019 d’une proposition de loi relative à l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale portée par le sénateur Jean-Pierre Sueur lors d’une niche parlementaire du groupe socialiste et reprenant l’ensemble de nos recommandations a considérablement accéléré le processus. Ce vote a entraîné la création d’une mission parlementaire pilotée par les députés Jean-Luc Warsmann et Laurent Saint-Martin dont les recommandations se sont également beaucoup inspirées de nos recommandations. Il a fallu ensuite trouver un « véhicule législatif », c’est-à-dire une loi dans laquelle nous pourrions intégrer un tel dispositif. Cela a finalement été le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, dite « PJL Développement Solidaire », votée en 2021. L’adoption de cette loi fut une étape cruciale de notre plaidoyer, mais n’en a pas marqué le point final. Si la loi du 2021 a posé les grands principes qui gouverneront les futurs processus de restitution, les modalités de la restitution restent, elles, à déterminer (modalités de consultation de la société civile, modalités d’évaluation, etc.). Nous avons rassemblé nos recommandations en la matière dans un « Guide pratique pour une restitution responsable des Biens Mal Acquis » publié en juin 2021. En novembre 2022, la Première Ministre a publié une circulaire relative au mécanisme de restitution des biens mal acquis reprenant certaines de ces recommandations.

« La France, en tant que terre d’accueil des avoirs issus de la grande corruption, a une dette morale vis-à-vis des populations victimes »

Auparavant, toute restitution au bénéfice des populations des pays concernés était impossible. Où allait l’argent des biens mal acquis, notamment par des dirigeants africains ? La France était-elle en contradiction avec la Convention des Nations unies contre la corruption, dite de Merida ?

La Convention des Nations unies contre la corruption pose un cadre assez restreint en matière de restitution. La Convention n’impose aux États Parties de restituer les avoirs issus de la corruption que lorsque les États d’origine des avoirs — c’est-à-dire les États d’origine de l’argent détourné —  en font la demande, soit via les canaux de la coopération judiciaire internationale soit en se constituant partie civile dans le cadre d’une procédure judiciaire initiée dans l’État d’accueil des avoirs — c’est-à-dire l’État où les produits de la corruption ont été blanchis et investis.

C’est exactement ce que prévoyait le droit français. Or, dans les affaires des biens mal acquis initiées par les plaintes des ONG, la position des États d’origine consistait à contester l’existence même des infractions poursuivies, bloquant, de fait, toute possibilité de restitution en application de la Convention de Mérida.

Dans ces affaires, faute d’action de la part de l’État d’origine, l’argent issu de la revente de biens mal acquis ne pouvait que retomber dans le budget de l’État français. À notre sens, cela aurait constitué une « double peine » pour les populations des pays d’origine. Non seulement celles-ci payent la corruption de leurs élites dirigeantes, mais elles subissent également l’inertie et les dysfonctionnements de leur appareil judiciaire empêchant toute restitution.

Comment sont définies les modalités de restitution ? Quelle part pour la France et pour le pays concerné ? Est-ce la société civile, les ONG ou les politiques qui ont leur mot à dire ?

La loi du 4 août 2021 pose un principe général de restitution des biens mal acquis encadré. La loi a également établi l’architecture budgétaire suivante : les fonds confisqués dans les affaires de type « biens mal acquis » donneront lieu à l’ouverture de crédits budgétaires spécifiques placés sous la responsabilité du ministère des affaires étrangères et pilotés par l’Agence Française de Développement (AFD). Il est précisé que ces fonds ne seront pas comptabilisés en aide publique au développement afin d’éviter toute confusion sur leur origine illicite. Il est en effet primordial que les populations des pays d’origine sachent que cet argent leur est restitué, qu’il ne s’agit pas d’une « aide » de la France. Ces fonds financeront des actions de coopération et de développement dans les pays concernés au plus près des populations, dans le respect des principes de transparence et de redevabilité, et en veillant à l’association des organisations de la société civile.

La circulaire du 22 novembre 2022 de la Première Ministre sur le mécanisme de restitution des biens mal acquis précise les principes posés dans la loi du 4 août 2021. Si nous accueillons positivement certaines dispositions de la circulaire, en matière de transparence notamment, nous regrettons que nos recommandations relatives aux modalités de participation des organisations de la société civile au processus de restitution n’aient pas été reprises. En vertu de ce texte qui ne propose qu’une consultation optionnelle des OSC concernant l’affectation des fonds restitués, la participation des ONG risque d’être marginale.

« S’assurer que les fonds confisqués, une fois restitués, ne retombent dans les circuits de la corruption »

Les fonds restitués suivront un chemin qui les empêchera, en théorie, de retomber dans des circuits de corruption. Comment en être sûr ?

Il faut comprendre que le risque zéro n’existe pas, surtout lorsqu’il s’agit de sommes de cette envergure. Il s’agit même de l’un des principaux défis auquel doit répondre une politique de restitution des avoirs : s’assurer que les fonds confisqués, une fois restitués, ne retombent dans les circuits de la corruption ou entre les mains d’agents publics corrompus. Il a donc fallu intégrer au mécanisme des garanties suffisamment solides permettant de s’assurer de la transparence, de la redevabilité et de l’intégrité du processus. Ces garanties doivent être assez générales pour couvrir plusieurs cas de figure selon l’histoire, le régime politique – changement de régime ou non – , la situation géographie, etc. du pays d’origine des avoirs, et suffisamment précises pour éviter au maximum les risques de malversation et détournement.

En nous inspirant d’exemple qui ont fonctionné à l’étranger, et d’autres qui ont échoué, nous avons formulé des recommandations que nous avons rassemblées dans un « Guide pratique pour une restitution responsable des avoirs détournés ». L’enjeu est double : d’abord s’assurer que ces fonds, si difficilement confisqués, ne retombent pas immédiatement dans les circuits de corruption, mais aussi de veiller à ce qu’ils financent des projets répondant aux besoins réels, et bien souvent urgents des populations.

Pour s’assurer que les fonds ne retomberont pas dans les circuits de la corruption il faut un message clair, porté au plus haut niveau et non brouillé par des considérations stratégiques et politiques.

Enfin, aux côtés d’organisations équato-guinéennes, nous proposons des projets qui pourraient être financés par ces fonds, tels que par exemple la création d’une station de radio satellite indépendante qui pourrait émettre en Guinée Équatoriale depuis un autre pays.

En quoi différencie-t-on la restitution de l’aide au développement ?

La différence, et elle est de taille, c’est la provenance des fonds. Les sommes restituées ne sont ni des dons ni des prêts. Au contraire la France, en tant que terre d’accueil des avoirs issus de la grande corruption, a une dette morale vis-à-vis des populations victimes. C’est pourquoi la procédure de restitution ne peut donc suivre les canaux classiques de l’aide au développement. Il est également primordial que les fonds soit étiquetés « restitués » à toutes les étapes du processus.

D’autres pays, comme le Royaume-Unis, Jersey, les États-Unis ou l’Irlande, optent plutôt pour des projets d’infrastructures. En quoi est-ce une mauvaise idée ?

Entre 2012 et 2021, le Royaume-Uni, Jersey, les États-Unis et l’Irlande ont restitué plusieurs centaines de millions de dollars au Nigeria, dans le cadre de trois processus de restitution distincts. Ces trois processus de restitution ont pour point commun, les fonds restitués ont été affectés à la construction des mêmes projets d’infrastructures, à savoir la construction d’une autoroute entre Lagos et Ibadan, de la route entre Abuja et Kano et du second pont du Niger.

Cette décision concernant l’utilisation des fonds, prise en l’absence de concertation avec la société civile nigériane, a donné lieu à de nombreuses et vives contestations. Le manque de transparence et d’inclusion de la société civile au stade de l’allocation des fonds restitués s’accompagne également d’un risque que les fonds soient de nouveau détournés : les OSC ont en effet relevé que les trois projets d’infrastructures auxquels les fonds restitués ont été attribués s’étaient déjà vu attribuer les fonds issus de la restitution intervenue entre la Suisse, Jersey et le Nigeria.

Or, ni les autorités nigérianes, ni les partenaires des restitutions successives que sont le Royaume-Uni, les États-Unis, Jersey et l’Irlande, n’ont fourni de justification à l’affectation des fonds restitués à des projets d’infrastructure faisant déjà l’objet d’un financement, ce qui laisse planer le risque d’un nouveau détournement des fonds au profit de fonctionnaires fédéraux nigérians.

Une consultation de la société civile nigériane en amont pour mieux appréhender ses besoins et ses attentes quant à l’utilisation des fonds restitués aurait pu garantir une utilisation des fonds qui bénéficie directement aux populations victimes.

« Rendre l’argent à ceux qui en ont été spoliées, c’est l’objectif que nous nous étions fixé »

Le nouveau mécanisme de restitution, par la France, des biens mal acquis est administré par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, au travers de crédits qui doivent être affectés à des actions de coopération et de développement, notamment effectuées par l’Agence française de développement (AFD). N’est-ce pas là, avec l’encaissement des fonds sur le budget général de l’État français, une façon de garder une certaine tutelle sur les pays concernés ?

L’argent de la restitution n’appartient pas à la France. C’est notamment pour cela nous avons insisté pour que la restitution fasse l’objet d’une ligne budgétaire spécifique dans le budget de l’AFD. Il faut par ailleurs rappeler qu’en vertu du principe de souveraineté des Etats orchestrant les relations internationales, la restitution des biens mal acquis ne peut se faire sans l’aval des autorités des pays d’origine des fonds.

Il faut également préciser que le mécanisme créé par la loi du 4 août 2021 ne confie pas systématiquement le pilotage à l’AFD, mais se laisse au contraire la possibilité de passer par des organisations internationales (Banque Mondiale, Programme des Nations Unies pour le Développement, etc.) et des ONG selon les cas d’espèce.

Si la France ne veut pas être accusée de néo-colonialisme, de paternalisme ou de mise sous tutelle, elle doit dialoguer avec la société civile des pays d’origine et l’inclure à tous les stades de la restitution. Rendre l’argent à ceux qui en ont été spoliées, c’est l’objectif que nous nous étions fixé à Transparency International France il y a près de 15 ans quand nous avons déposé plainte et nous sommes constitués partie civile dans les affaires de biens mal acquis. C’est désormais la responsabilité de la France, en collaboration avec les autorités des pays d’origine et des ONG.

Concrètement, sur l’affaire de la Guinée équatoriale, comment se passe la mise en place du mécanisme de restitution ? Notamment après la vente de plusieurs centaines de milliers d’euros d’objets appartenant au fils Obiang.

De nombreux biens mobiliers, dont des voitures de luxe et plus récemment des objets d’art ont déjà été vendus aux enchères. Le processus de restitution est ralenti car l’hôtel particulier situé avenue Foch confisqué à Teodorin Obiang par la justice française héberge désormais l’ambassade de Guinée équatoriale, ceci malgré une décision de la Cour Internationale de Justice rendue en 2020 refusant de reconnaître le statut diplomatique à l’immeuble. Une issue diplomatique doit être trouvée pour permettre d’envisager la restitution de ce bien immobilier estimé à près de 100 millions d’euros.

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