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« Congo Files » : la détention d’un journaliste pose question

La détention du journaliste Sosthène Kambidi, accusé par la justice militaire de terrorisme, a été prolongée. Une affaire embarrassante pour l’armée congolaise.

Cela fait désormais cinq jours que le journaliste Sosthène Kambidi, qui collabore avec l’AFP et plusieurs médias du Kananga, est détenu en République démocratique du Congo. Le journaliste enquêtait sur le meurtre de deux enquêteurs de l’ONU — Zaida Catalan et Michael Sharp — et de leur interprète congolais en 2016. Selon la version officielle, ces trois personnes avaient été exécutées par des miliciens du Kamuina Nsapu, un groupe rebelle. Depuis la découverte des corps décapités des victimes quelques semaines après leur assassinat, plusieurs journaux ont tenté d’enquêter sur les faits.

Sosthène Kambidi avait réussi à obtenir une vidéo de l’exécution des trois victimes, qu’il a ensuite remise à la justice militaire et à la Monusco, qui conduisaient conjointement l’enquête. Mais coup de théâtre : le 20 septembre dernier, le journaliste a été arrêté. Et il n’est pas le seul. En effet, un autre journaliste, Israël Mukendi, a lui aussi été arrêté, fin juillet. Ce dernier serait celui qui avait tourné la vidéo, si l’on en croit la Cour militaire. Quant à Sosthène Kambidi, il se retrouve accusé d’« association de malfaiteurs et terrorisme » pour avoir supposément refusé de révéler les sources de la vidéo.

Un journaliste qui protège ses sources

L’enquête journalistique devait permettre de faire toute la lumière sur le meurtre des trois victimes en 2016. Selon la vidéo obtenue par Sosthène Kambidi, les Forces armées de la république démocratique du Congo (FARDC) pourraient être impliquées dans la mort des deux experts onusiens et de leur interprète. L’affaire, baptisée « Congo Files », a été ralentie par de nombreux obstacles depuis ses débuts. Elle semble déranger l’armée congolaise. Et l’arrestation de Kambidi, soutenu par les médias occidentaux avec lesquels il collabore occasionnellement, a fini de jeter un voile opaque sur ce dossier sensible.

Kambidi a été arrêté par l’armée dans un hôtel de Kinshasa, lundi soir. Un message envoyé à RFI et à Reuters a permis aux médias occidentaux de se saisir de l’affaire. Depuis, le journaliste a pu comparaître devant la justice en tant qu’accusé, alors qu’il avait déjà témoigné dans cette affaire. Privé du droit de visite de son avocat, Sosthène Kambidi a vu sa détention prolongée. Ce vendredi, plusieurs organisations, dont Human Rights Watch (HRW) et Reporters sans frontières (RSF) ont exigé sa libération. Selon un membre informé d’Amnesty International, Jean-Mobert Senga, il est demandé à Kambidi de révéler ses sources. « Jusqu’à preuve du contraire, Kambidi est un journaliste qui n’a fait que son travail et ne devrait pas être contraint de révéler ses sources », estime Senga.

Qui sont les responsables du triple meurtre ?

L’affaire « Congo Files » agite la sphère médiatique congolaise. Le pays, menacé par l’insécurité et le terrorisme, dispose d’une armée régulièrement accusée de crimes de guerre. Durant le conflit du Kasaï, qui dure depuis août 2016 au centre du pays, l’ONU avait déployé deux enquêteurs afin de lancer des investigations sur les véritables causes des massacres, jusque là imputés au groupe rebelle Kamuina Nsapu. Si les exactions des rebelles ne font pas l’ombre d’un doute, les FARDC sont également accusées d’assassinats arbitraires. La disparition des enquêteurs onusiens a poussé la Monusco à investir la région. La découverte de plusieurs fosses communes par les Casques bleus a poussé la communauté internationale à accuser ouvertement le général Eric Ruhorimbere, chef des FARDC au KasaÏ, de crimes de guerre.

Mais que contient la vidéo qui pose tant problème ? Sur les images, on pourrait y voir comment s’est déroulé l’assassinat de Zaida Catalan et Michael Sharp : on verrait les deux enquêteurs conduits dans un champ et décapités par des hommes armés. Une voix — celle du caméraman — commente l’exécution. La Cour militaire assure que la voix est celle du journaliste Israël Mukendi. Les FARDC ne savent toutefois pas si Mukendi a transmis lui-même la vidéo à Sosthène Kambidi. Reste à savoir si les hommes armés filmés étaient des rebelles ou des soldats des FARDC.

Des faits troublants

En 2018, la Police des Nation unies (Unpol) s’était emparée de l’affaire et avait interrogé plusieurs témoins. Dans le rapport de l’Unpol, on peut lire que les enquêteurs « naviguent dans une nébuleuse d’informateurs suspectés de manipulations et de double-jeu ». L’un des informateurs de l’Unpol, Jean Bosco Mukanda, seul témoin qui corrobore la version des FARDC sur l’implication de rebelles, aurait menti. Les enquêteurs de l’Unpol « réalisent que leur informateur entretient des relations étroites avec les officiers locaux des Forces armées congolaises (FARDC) », relate l’enquête de plusieurs médias.

A la suite de cette découverte, début mai 2018, l’ancien porte-parole du gouvernement de la RDC, Lambert Mende Omalanga, a tout fait pour couvrir l’affaire. Il a exigé que l’Unpol, la Monusco et les quatre médias étrangers détenant des éléments relatifs à l’affaire de l’assassinat des enquêteurs de l’ONU remettent leurs preuves à la justice militaire congolaise. Omalanga est aujourd’hui accusé dans une affaire de vol de diamants appartenant à l’Etat, comme plusieurs ministres sous Kabila, accusés de corruption.

Reste à savoir si l’actuel gouvernement, qui poursuit sa guerre contre la corruption, lancée par le président Félix Tshisekedi, lèvera le voile sur l’affaire des « Congo Files ». Cela passera forcément par la libération du journaliste Sosthène Kambidi. Malgré le « grand ménage » initié par la présidence de la République, qui vise principalement les responsables politiques ayant agi pour Kabila, les FARDC ne sont pour le moment que peu inquiétées. Mais jusqu’à quand ?

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